Journalisme à l’ère de l’intelligence artificielle
Parler de l’IA dans les médias n’est plus prospectif, c’est une urgence. C’est le constat posé dès les premières minutes de la conférence "Wayfinder Media Trends Report", animée par Ezra Eeman, expert en stratégie et innovation au sein de la radiodiffusion publique néerlandaise (NPO).

Traditionnellement, l’information était façonnée par les rédactions, diffusée par des éditeurs et consommée par le public. Aujourd’hui, ce schéma est complétement bouleversé. L’IA, les plateformes numériques et les créateurs de contenu redéfinissent qui contrôle l'information. Le pouvoir se déplace des rédactions vers les algorithmes, des journalistes vers les utilisateurs.
« ChatGPT compte 500 millions d’utilisateurs actifs par semaine. C’est devenu un utilitaire du quotidien. » Ezra Eeman, Directeur de la stratégie et de l'innovation chez NPO
Une révolution déjà bien entamée dans les rédactions
L’IA n’est plus un gadget pour certains journalistes. Elle automatise les tâches fastidieuses (transcriptions, reformulations, sous-titrages), personnalise les formats pour les réseaux sociaux, et accélère drastiquement la production. Certaines rédactions ont divisé par dix leur temps de publication.
Une redéfinition du rôle journalistique
Le journaliste doit se repositionner face a cette évolution. Moins dans la course à la vitesse, plus dans l’incarnation, l’analyse, l’enquête de terrain. Car l’IA peut synthétiser, mais pas ressentir. Elle peut générer, mais pas incarner.
Le défi ? Ne pas se laisser happer par la promesse d’efficacité au point d’en oublier le rôle fondamental du journalisme : informer avec rigueur, humanité et contexte.
L’ère de la méfiance et des deepfakes
En parallèle, le numérique est traversé par une vague de méfiance. Fakes, scams, deepfakes, contenus IA générés à la chaîne. Le public doute. Près de 60 % des internautes interrogés par accenture's life trends report déclarent questionner plus souvent qu’avant ce qu’ils lisent en ligne. Les médias doivent donc reconstruire la confiance, à la fois par la transparence sur l’usage de l’IA, la traçabilité des contenus, et la mise en valeur du travail humain.
Recentrer l’IA sur le sens, pas sur la performance
Le conseil clé de la conférence est de revenir à la mission de journaliste. Ne pas adopter l’IA pour suivre la mode, mais pour servir un objectif clair, rendre l’information plus accessible, atteindre des publics éloignés (ex. : les jeunes) et libérer du temps pour l’investigation. Et surtout, préserver ce qui fait la force du journalisme, l’ancrage dans le réel, les visages, les voix et les récits humains.
IA et guerre : révélations sur une machine qui décide de la vie ou de la mort à Gaza
Lors de la conférence « Espionnage, abus d'IA et torture en plein jour : des enquêtes révolutionnaires qui peuvent changer le monde » les journalistes de +972 Magazine et Local Call ont présenté leur enquête sur Lavender une IA utilisé par l'armée israélienne.

Le programme, baptisé Lavender, attribue à chaque habitant de Gaza une note déterminant la probabilité qu’il soit un militant du Hamas ou du Jihad islamique. Environ 37 000 personnes ont été identifiées comme cibles potentielles, dont des milliers d’innocents et l’armée israélienne était au courant.
Une stratégie de ciblage assumée
« Ce n’est pas une bavure. C’est une politique », dénonce Yuval Abraham, l’un des journalistes de +972 Magazine à l’origine de l’enquête. Selon lui, l’armée israélienne avait pleinement conscience du taux d’erreur de 10 % généré par cette IA.
Pire encore, durant les premières semaines du conflit, les officiers étaient autorisés à valider des frappes uniquement sur la base de cette note algorithmique, sans vérification humaine. Des décisions de vie ou de mort prises à partir d’un modèle automatisé, dans un climat où la recherche de cibles semblait primer sur la précision.
Des civils comme “dommages collatéraux”
L’équipe de journalistes a révélé une pratique encore plus glaçante : l’armée a autorisé des frappes contre des combattants présumés, même s’ils se trouvaient entourés de dizaines, voire de centaines de civils. Ainsi, frapper une maison pour viser un commandant supposé pouvait signifier, en toute connaissance de cause, la mort de 300 personnes.
« C’est une logique industrielle de la guerre. Ce n’est pas une tragédie, c’est une méthode ». Yuval Abraham
Une petite rédaction, une énorme responsabilité
Ces révélations sont le fruit du travail d’une rédaction très réduite, composée de journalistes israéliens et palestiniens travaillant ensemble, malgré la censure militaire. Chaque article traitant des questions de sécurité, d’armement ou de stratégie militaire doit être validé par la censure de l’armée israélienne, une exception dans les pays dits démocratiques.
En 2023, plus de 600 articles ont été complètement interdits de publication, et près de 3 000 ont été modifiés par les autorités. À cela s’ajoute une autocensure omniprésente.
« On ne lance même pas certaines enquêtes, car on sait qu’elles ne passeront jamais », confie Meron Rapoport, rédacteur en chef de Local Call.
Le rôle essentiel d’un journalisme indépendant
Dans un conflit où les récits sont verrouillés, où la parole palestinienne est souvent muselée, où Gaza est inaccessible aux journalistes étrangers, +972 Magazine et Local Call remplissent un vide. Et ce travail, réalisé par une équipe mixte israélo-palestinienne, souvent au péril de leur sécurité, montre que face à la guerre, le journalisme d'investigation reste une forme de résistance.
La presse sous silence : comment les lois sur les «agents étrangers» menacent le journalisme
Des journalistes emprisonnés, des rédactions exilées, des lois vagues et répressives. À l’heure où la liberté de la presse est menacée dans de nombreuses régions du monde, une nouvelle arme juridique gagne du terrain, les lois sur les «agents étrangers».

À première vue, ces lois visent à encadrer l’influence étrangère en obligeant les personnes ou organisations recevant des fonds extérieurs à se déclarer comme «agents d’intérêts étrangers». En réalité, elles servent à museler les voix critiques, qu’elles proviennent des médias ou de la société civile.
« Ces lois sont rédigées de manière délibérément vague pour permettre des interprétations arbitraires et punitives », dénonce Antonio Zappulla, CEO de Thomson Reuters Foundation.
Le témoignage bouleversant d’une journaliste détenue
Alsu Kurmasheva, journaliste russo-américaine pour Radio Free Europe/Radio Liberty, en a fait les frais. Venue en Russie en 2023 pour s’occuper de sa mère malade, elle a été arrêtée pour ne pas avoir déclaré sa double nationalité, puis accusée de ne pas s’être enregistrée comme agent étranger.
Détenue pendant 288 jours, dont 6 mois en isolement, elle a aussi été poursuivie pour diffusion de «fausses informations» sur l’armée russe. Un procès secret l’a condamnée à la prison.
« J’étais privée de visites, de téléphone, mais pas de mon instinct de journaliste. J’ai tenu un journal codé. J’ai observé, écouté, documenté », raconte Alsu Kurmasheva avec émotion.
Une contagion autoritaire mondiale
Ce phénomène n’est pas isolé. « Ces lois se propagent rapidement, et ce sont souvent les ONG, les avocats ou les journalistes qui en font les frais », alerte Can Yeginsu, avocat international des droits de l'homme. En Russie, être désigné «agent étranger» revient à être traité comme espion, et à perdre tout soutien, même juridique.
En Russie plus de 1600 journalistes ont dû fuir. En 2024 seulement, des lois similaires ont été adoptées ou proposées au Kirghizistan, en Géorgie, au Venezuela, en Turquie, ou encore au Paraguay.
Des pistes pour résister
Selon les intervenants, il faut soutenir les journalistes emprisonnés par des lettres, campagnes ou témoignages publics. Il est aussi important de mobiliser les ministères économiques pour contrer l’impact de ces lois sur les investissements étrangers. Et surtout, il faut continuer à raconter les histoires humaines derrière les arrestations.
« Il faut parler de ces journalistes comme on parle de héros, pas seulement en chiffres », Alsu Kurmasheva.
Alors que la journaliste milite désormais pour ses collègues encore emprisonnés, elle appelle à « l’art des petits gestes », ces actions individuelles qui, mises bout à bout, peuvent changer les choses. « J’ai survécu grâce à la solidarité. Si chacun fait sa part, on peut encore sauver le journalisme libre », conclut-elle.
Ces trois conférences m'ont particulièrement marquée lors du Festival International du journalisme à Perugia. J’y ai vu un journalisme qui évolue (IA), qui résiste (en temps de guerre), et qui survit (face aux lois). Ce qui m’a le plus étonnée, c’est à quel point la question de la responsabilité traverse tous ces enjeux. Que l’on parle d’algorithmes, de guerre ou de lois, les journalistes restent l'un des derniers remparts face à la liberté de la presse et de l'information.
First Learn The Rules. Then Break Them.
Member discussion