
« La fatigue informationnelle est un problème probablement encore plus grave que la censure, d'une certaine manière. » Vraiment ? Au Festival international de journalisme à Perugia, le déclin de l’intérêt envers les médias pose question. Ici, c’est Ivan Kolpakov, le co-fondateur et rédacteur en chef du média russe en exil Meduza, qui s’exprime. On peut dire que la censure, ça le connait. Mais alors, sa petite sœur moderne, apparemment non pas moins effrayante, serait-elle cette fameuse fatigue émotionnelle ?
On le sait, les nouvelles ne sont pas bonnes. L’information diffusée par les médias est lourde, anxiogène et peu réjouissante, sans oublier qu’elle est partout, et tout le temps. Résultat, de plus en plus de gens évitent consciemment l’actualité et cessent de s’informer. Dans un monde saturé d’images qui nous submerge, nous laisse impuissants, l’attention est en baisse. Selon une étude de 2024 menée par la Fondation Jean Jaurès, plus d'un Français sur deux (54%) souffre de fatigue informationnelle, dont 39% déclarent en souffrir fortement. C’est le souci de la surabondance, de l’infobésité : on a sans cesse accès à tout, on n’intègre plus rien et on ne se sent plus concernés.
Là où la censure est une contrainte imposée par l’extérieur, le concept de news avoidance est intérieur et consenti. Le voilà, le danger. La censure suppose le pouvoir de l’information, tu(é)e parce que ses conséquences effraient, la fatigue informationnelle suppose que ce pouvoir est perdu, on ne s’y intéresse plus. Donc, lorsque Ivan Kolpakov dit que, d’une certaine façon, cette fatigue informationnelle est probablement plus grave que la censure, peut-être insinue-t-il que l’indifférence est un danger plus insidieux que le silence imposé.
Ok, on règle ça comment ?
Mais alors, que faire ? La remarque qui m’a servi d’introduction au sujet est tirée d’une conférence présentant l’exposition ‘No’, organisée par Meduza, qui prendra bientôt place à Berlin. Son objectif est de lier le journalisme à l’art contemporain, pour combattre cette tendance de news avoidance, en affichant des artistes couvrant des sujets appartenant au monde journalistique, à leur façon. En gros, on traite de l’actualité, sous des formats moins conventionnels, ce que certains journalistes font déjà.
À Perugia, le festival abordait entre-autre la thématique de la créativité, notamment avec la conférence sur le journalisme et l’imagination présentant des journalistes qui, pour combattre la fatigue informationnelle, ont décidé d’innover. Les gens n’ont pas perdu leur curiosité, et c’est aux journalistes d’expérimenter de nouveaux formats pour renouer avec le public. David Castello-Lopes, l’un des intervenants, l’affirme d’ailleurs : « L’attention des gens est quelque chose qu’il faut gagner, et on le fait avec l’imagination. » Tout peut servir de source d’inspiration : le théâtre, la musique, la photographie, la littérature, etc. On le voit avec le journalisme narratif, les podcasts, ou encore l’exemple du Live Magazine. Le journaliste, pour rester gardien de la démocratie, deviendrait dès lors le gardien de l’attention.
N.B. : la mort hégélienne du journalisme ?
Hegel parlait de la mort de l’art pour désigner le moment où il cesserait d’être le médium suprême de la vérité. Donc, il ne meurt pas, mais il change de fonction, il évolue et devient plus libre. Si on pousse la pensée, on pourrait se dire que le journalisme traverse actuellement une crise semblable : il n’a plus la même place qu’il occupait autrefois dans l’imaginaire collectif. Aujourd’hui, l’information existe et s’empile sous le terme « d’infobésité », mais est parfois ignorée sous le chef de la fatigue informationnelle.
Cela ne veut pas dire que nous devons en faire une fatalité. Et c’est là que l’art revient, en possible source d’inspiration. S’il peut servir la cause du journalisme, ce n’est pas en le remplaçant ou en le détournant, mais en l’élargissant. Alors non, le journalisme n’est pas mort : il doit peut-être, comme l’art, changer de forme pour continuer d’opérer.
First Learn The Rules. Then Break Them.
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