À l'ère des Big Tech, la liberté est-elle un bug ?
J'accompagne les organisations, les journalistes et les étudiants dans leur rapport au numérique depuis plus de vingt ans. Je fais partie de cette génération qui a découvert Internet avant les téléphones portables, quand la connexion permanente était hors de prix et que les promesses d'émancipation avaient tous les arguments pour convaincre un journaliste de s'emparer de ces outils. J'en ai même fait une profession de foi en 2006.
Depuis, j'ai formé des dizaines de rédactions et des centaines de communicants avec enthousiasme — tout en gardant mes distances avec les GAFAM pour pouvoir continuer à m'exprimer librement à leur sujet. Enthousiaste, mais ni naïf ni béat.
Et pourtant. Depuis quelque temps, particulièrement depuis le retour de Trump et le défilé obséquieux des CEO de la Silicon Valley dans le bureau oval, j'ai un sale goût en bouche. Comme l'impression d'avoir participé à la construction progressive d'une prison dorée, où les outils que j'imaginais émancipateurs se sont retournés contre leurs utilisateurs.
J'avais déjà travaillé sur ces enjeux de démocratie numérique, notamment lors de mon passage chez OWNI à Paris, au début des années 2010, pendant lequel j'avais eu la chance de collaborer avec Olivier Tesquet (cfr .plus bas). Mais il me manquait quelque chose : une nouvelle paire de lunettes pour observer cette réalité qui avait changé.
✌️🏍️ Et c'est une expérience un peu particulière qui m'a permis à les trouver.


L'été dernier, j'ai décidé de passer mon permis moto. Une crise de la cinquantaine parfaitement cliché, assumée et revendiquée. J'avais envie de sortir de ma zone de confort, de goûter à ce sentiment de liberté que procure le fait de prendre la route, le vent dans les cheveux (😜).
Après avoir réussi le théorique, j'ai lamentablement échoué lors de mon premier examen pratique. Mon égo en a pris un coup, d'autant que j'allais devoir attendre au moins un mois pour le repasser.
Mais ce qui était encore plus frustrant, c'est de rentrer chez moi, d'ouvrir Instagram, et de tomber sur un fil entièrement rempli de motos, de roadtrips et d'équipements en tout genre. L'algorithme avait décidé que j'étais motard — alors que je venais précisément de prouver le contraire.
L'ironie ne m'a pas échappé : je cherchais la liberté de la route, et je me retrouvais enfermé dans un newsfeed qui me renvoyait à mon échec, en boucle. D'autant plus ironique quand on passe son temps à prôner l'autonomie.
J'ai fermé l'écran et ouvert un livre. Puis deux. Puis trois. Et ces lectures allaient me donner exactement ce que je cherchais : une grille pour comprendre ce qui s'était passé — et ce qu'on pouvait faire.


Trois lectures qui changent la perspective
Le premier livre, c'était De la liberté de Timothy Snyder. Un historien de Yale, spécialiste des totalitarismes, qui a passé sa carrière à étudier les pires moments de l'histoire européenne — le nazisme, le stalinisme, les 14 millions de civils assassinés dans les "terres de sang" d'Europe centrale. Si quelqu'un a des raisons d'être pessimiste, c'est bien lui.
Et pourtant, son livre de 2024 ne s'appelle pas "De la résignation". Il propose une thèse simple : la liberté ne se décrète pas, elle se construit. On ne naît pas libre, on le devient.

Dans la foulée, j'ai enchaîné avec Cyberpunk d'Asma Mhalla, politiste et enseignante à Sciences Po. Elle y décrit l'alliance entre Big Tech et Big State — ce qu'elle appelle le "Léviathan à deux têtes". Sa phrase résume tout : « Nos cerveaux sont devenus l'ultime champ de bataille. »
Puis j'ai lu Apocalypse Nerds d'Olivier Tesquet et Nastasia Hadjadji. Leur constat prolonge celui de Mhalla : nous ne sommes plus dans une "surveillance de masse" au sens orwellien. Nous sommes entrés dans l'ère de la massification de la surveillance. Ce n'est plus Big Brother qui nous observe — c'est une infinité de petits frères, interconnectés, invisibles, que nous avons nous-mêmes invités dans nos poches.

À la fin de ces trois lectures, une évidence s'est imposée : la grille de Snyder — ses cinq piliers — pouvait devenir un outil concret. Pas une théorie abstraite, mais une manière de repérer, partout dans le monde, des actions qui fonctionnent. Des raisons d'espérer.
Quand les organisateurs de Comvision m'ont proposé de prendre la parole lors de l'événement célébrant leurs 10 ans, j'ai sauté sur l'occasion et rassemblé tout cela dans une keynote, avec un fil rouge : Et maintenant, on fait quoi ?
Deux visions de la liberté
Avant d'entrer dans les cinq piliers, il faut poser une distinction fondamentale. Snyder identifie deux conceptions radicalement opposées de la liberté.


La liberté négative, typiquement américaine : "Je suis libre si personne ne m'empêche de faire ce que je veux." C'est la liberté comme absence d'obstacles — pas de régulation, pas d'entrave, la chimère du "c'était mieux avant".
La liberté positive : "Je suis libre si j'ai les moyens de réaliser mon potentiel." C'est la liberté comme construction — quelque chose qu'on bâtit "en plus", "à côté", pour augmenter les fonctionnalités de nos systèmes et les améliorer.
Une fois cette distinction intégrée, les cinq piliers de Snyder deviennent une boussole.
Les cinq piliers
1. Souveraineté — Le droit de choisir
Snyder définit la souveraineté comme "la capacité acquise de faire de vrais choix". Pas l'illusion du choix entre "Accepter et continuer" ou "Quitter". De vrais choix, qui demandent du temps, de l'information, de la réflexion.

Les exemples ne manquent pas. En Allemagne, le Land de Schleswig-Holstein migre 30 000 postes vers Linux et LibreOffice — une décision de souveraineté numérique à l'échelle d'un territoire. À Vienne, l'ONG NOYB fondée par Max Schrems a généré 1,69 milliard d'euros d'amendes RGPD en attaquant les géants un par un. En France, des collectifs et des médias comme La Quadrature du Net ou Dans les Algorithmes documentent et contestent chaque dérive. Ce sont des citoyens, des juristes, des journalistes, des administrations locales qui reprennent le contrôle — pas seulement des régulateurs.
2. Imprévisibilité — Le droit de surprendre
Quand un algorithme peut prédire votre prochain achat, votre prochain vote, votre prochaine relation, quelque chose de fondamental disparaît : votre capacité à évoluer, à changer d'avis, à devenir autre chose que ce que vos données passées suggèrent.

Là encore, la résistance s'organise à tous les niveaux. À Chicago, les citoyens ont obtenu l'abandon de ShotSpotter, ce système de surveillance acoustique contesté pour ses biais raciaux. En Europe, la campagne Reclaim Your Face a rassemblé 250 000 signatures et contribué à l'interdiction de la surveillance biométrique de masse. Au Kenya, malgré les coupures internet et les 82 enlèvements documentés, la jeunesse du mouvement #RejectFinanceBill2024 a fait reculer le gouvernement. L'imprévisibilité, c'est aussi refuser de se laisser intimider.
3. Mobilité — Bouger sans trace ni entrave
La liberté de mouvement n'est pas seulement physique. C'est aussi la liberté de changer de service, de quitter une plateforme, d'emporter ses données. La vraie fidélité, dit Snyder, c'est celle de quelqu'un qui pouvait partir.

Des outils existent pour faciliter ce départ. Le Digital Markets Act européen impose l'interopérabilité aux géants — mais ce n'est qu'une partie de la réponse. Des projets comme Solid (porté par Tim Berners-Lee, l'inventeur du web) ou le protocole ActivityPub (qui fait tourner Mastodon) construisent des alternatives où vos données vous appartiennent vraiment. Et des millions d'utilisateurs ont déjà fait le choix de migrer vers des messageries comme Signal — preuve que la mobilité est possible quand l'alternative existe.
4. Factualité — Le droit de savoir ce qui est vrai
"Abandonnez les faits, et vous abandonnez la liberté", écrit Snyder. Les régimes autoritaires commencent toujours par détruire la vérité. Si tout est "relatif", si tout est "opinion", alors c'est toujours le plus fort qui gagne.
Le but des propagandistes n'est pas de vous convaincre d'une vérité — c'est de vous noyer dans trop de versions différentes. Résultat : vous abandonnez, vous ne faites rien, vous attendez de voir. L'inaction est le produit de la confusion, pas de la capitulation.


La riposte s'organise sur plusieurs fronts. En Finlande, l'éducation aux médias est intégrée à toutes les matières scolaires depuis les années 1970 — résultat : le pays est classé n°1 mondial en littératie médiatique depuis 2017. À Taïwan, le programme Cofacts mobilise 60 000 citoyens pour vérifier les informations en temps réel — le pays n'a enregistré aucune publicité deepfake sur ses réseaux. En Afrique, Africa Check et PesaCheck couvrent 18 pays avec 2000 vérifications par an — l'Afrique qui vérifie l'Afrique. Ce n'est pas qu'une affaire de régulation : c'est une affaire d'éducation et de mobilisation citoyenne.
5. Solidarité — Ne laisser personne derrière
Ma liberté n'existe que parce que celle des autres l'enrichit et la contraint à la fois. L'argument "je n'ai rien à cacher" s'effondre dès qu'on réalise que nos données ne parlent jamais de nous seuls — elles révèlent aussi nos proches, nos communautés, nos liens.

La solidarité prend des formes variées. L'organisation EDRi fédère depuis 20 ans plus de 50 ONG à travers l'Europe — leur campagne Stop Scanning Me a contribué à bloquer le projet de surveillance des messageries privées. Aux États-Unis, l'EFF (Electronic Frontier Foundation) se bat depuis 35 ans sur le terrain juridique. Et quand le Texas inflige 1,4 milliard de dollars d'amende à Meta pour collecte illégale de données biométriques, c'est une action collective de citoyens qui en est à l'origine. La solidarité organisée peut faire plier les géants.
Une grille de lecture, pas une leçon de morale
J'ai tout à fait conscience du caractère un peu schizophrénique de ma position. D'un côté, les grandes idées et les valeurs qui servent de boussole. De l'autre, les impératifs du quotidien : deadlines, rentabilité, management, sans oublier les enjeux d'écologie et de soutenabilité.
Cette conférence ne vise pas à culpabiliser qui que ce soit. Les contraintes sont réelles. Les briefs impossibles, les budgets serrés, les délais absurdes — je connais.
Mais justement : parce qu'on maîtrise ces outils, on peut aussi choisir comment les utiliser. Chaque campagne qu'on valide est un choix politique — qu'on le veuille ou non.
La grille de Snyder, même imparfaite, a le mérite de poser les bonnes questions :
- Souveraineté — Leur donne-t-on le temps et les moyens de choisir ?
- Imprévisibilité — Leur laisse-t-on de la place pour nous surprendre ?
- Mobilité — Peuvent-ils nous quitter sans trace ni conséquence ?
- Factualité — S'appuie-t-on sur le réel ou sur des raccourcis émotionnels ?
- Solidarité — Crée-t-on du lien ou de la fragmentation ?

Encore une fois, ce n'est pas un audit de conformité. Juste une boussole.

Next ?
Je vais continuer à documenter des projets, des initiatives, des petites et grandes victoires — de l'Allemagne au Kenya, de Taïwan à Chicago, des tribunaux texans aux écoles finlandaises. Parce que le jeu en vaut vraiment la chandelle, et que je ne peux te toute manière plus faire machine arrière 🫡
J'en ai déjà identifié 25, avec une description et une documentation disponibles publiquement, sur Notion.
Vous connaissez des exemples qui mériteraient d'être ajoutés ? Vous pouvez y contribuer via ce formulaire 🙏
Et si on en parlait ?
Cette conférence existe en format keynote (40 minutes + Q&A), mais elle peut s'adapter : atelier d'une demi-journée, formation sur mesure, intervention plus courte en ouverture d'événement.
Si vous souhaitez que je vienne la présenter dans votre organisation, votre entreprise ou votre institution — ou que nous travaillions ensemble à l'adapter à votre contexte — je serais ravi d'en discuter.
Pour aller plus loin
Les trois livres fondateurs :
- Timothy Snyder, De la liberté (Gallimard, 2024)
- Asma Mhalla, Cyberpunk (Seuil, 2025)
- Olivier Tesquet & Nastasia Hadjadji, Apocalypse Nerds (Divergences, 2024)
Lectures complémentaires :
- Timothy Snyder, De la tyrannie (Gallimard, 2017)
- Olivier Tesquet, À la trace (Premier Parallèle, 2020)
- Asma Mhalla, Technopolitique (Seuil, 2024)
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