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À l'IAffût du journalisme

À l'ère de l'intelligence artificielle, comment garantir l'indépendance de l'enquête journalistique ? Du 17 au 21 avril, à l’International Journalism Festival de Pérouse, la question était au coeur des débats. Une expérience intense et un cadre inspirant qui laisse place à la réflexion.
À l'IAffût du journalisme
Photo by Luca Bravo / Unsplash

À Pérouse, sous le soleil, une évidence s'est imposée. Le futur de notre métier se jouera aussi dans notre capacité à encadrer les outils numériques dans le partage de l'information. Pour mieux saisir cet enjeu, notre groupe d'étudiants a lancé "Déclick", un média pour couvrir le festival en temps réel. Couvrir les conférences, tout en assurant des choix éditoriaux et des stratégies de diffusion nous a confrontés à la réalité exigeante du métier. Celle de travailler dans un média, a fortiori presque en direct, est bien plus complexe qu’il n’y parait.

Comprendre les enjeux et l'importance de la diffusion de l'information via des canaux de diffusions en ligne soulève aussi un élément central du métier de journaliste en lien avec l'intelligence artificielle et la complexité de celui-ci à l'ère numérique de l'information. Un thème qui m'a fortement intéressée durant ce séjour. Plus qu'un simple outil, l'IA soulève des questions éthiques, politiques et professionnelles majeures que nous ne pouvons plus ignorer.

L’IA un enjeu au coeur des débats

À choisir parmi la liste de conférences, deux m’ont particulièrement interpellée : "Espionnage, abuse of AI and torture in broad daylight" et "When removing bylines isnt enough : how can journalists safely investigateur tech in 2025 ?". Toutes deux posent une question qui a mon sens semble cruciale. Comment l’intelligence artificielle influence-t-elle l’enquête journalistique, dans des contextes de conflit ou de surveillance accrue. 

À travers le média indépendant "+ 972" et "Local Call", présent dans la première conférence, j'ai découvert comment comment l’IA (l'intelligence artificielle) peut être intégrée dans des dispositifs militaires aux conséquences humaines souvent dramatiques. Le système "Lavender", mis au point par l’armée israélienne attribuait des scores à des milliers de civils à Gaza pour ensuite estimer leur appartenance à des groupes armés. Ce système repose sur des critères statistiques, parfois très vagues (comme changer souvent de téléphone), sans passer par une vérification humaine. Les journalistes ont révélé que les décisions basées sur cet outil, "Lavender", pouvaient entraîner d'importantes pertes civiles, connues à l’avance par les autorités militaires. 

Pourtant, cela n'a pas empêché l'armée d'agir, en appuyant sur le bouton qui provoquerait la mort de millier de civils innocents, dans le but d’éliminer un potentiel perturbateur, au nom d'une politique de "neutralisation". Au-delà de la technologie elle-même, c’est la manière dont l’IA est intégrée dans une stratégie politique et militaire qui interroge. Comme l'ont rappelé les journalistes, ce ne sont pas les machines qui prennent les décisions, ce sont les humains qui choisissent de les utiliser, malgré les risques identifiés. L’IA devient un outil parmi d’autres dans des politiques d’extermination plus larges de contrôle ou de punition. De quoi se poser de réelles questions.

Investiguer la tech, un métier à risque 

television showing man using binoculars
Photo by Glen Carrie / Unsplash

La seconde conférence, orientée sur les pratiques professionnelles, a mis en lumière les difficultés concrètes rencontrées par les journalistes spécialisés dans les technologies. Karen Hao (The Atlantic), Fisayo Soyombo (Nigeria) et Carlos Gaio (Media Defence) ont évoqué les pressions juridiques, techniques et politiques grandissantes. Dans un contexte de dépendance aux grandes plateformes numériques, les risques de censures, de poursuites stratégiques (SLAPPs) ou de désinformation deviennent des menaces directes pour la liberté d'enquêter.

À côté,  les outils d’enquête deviennent eux-mêmes vulnérables à cause d'une   dépendance aux réseaux sociaux ou encore des risques de surveillance des compagnies tech'. Pour y contrer, différents moyens peuvent être mobiliser  comme la prudence numérique, l’anonymisation des sources ou encore la diversification des canaux de publication. Des enjeux majeurs de sécurité éditoriale, nécessaire pour se protéger du danger externe. 

Des leçons à tirer pour notre avenir professionnel

Ces échanges rappellent l’importance pour nous, jeunes journalistes, de nous former aux enjeux technologiques, de comprendre les outils que nous utilisons et surtout de développer une approche critique vis-à-vis des solutions numériques présentées. Ces outils souvent banalisés à l’échelle mondiale représente en vérité un trou de connaissance drastique. Lorsque quelque chose est bien trop beau,  ce qu'il s'y cache l'est peut-être moins.

Le journalisme d’investigation suppose une posture rigoureuse et informée. Il ne suffit pas de savoir raconter une histoire. Il faut en comprendre les rapports de force, les angles morts. Comme l’a expliqué Yuval Abraham, "ce n’est pas seulement l’algorithme qui est problématique, ce sont les politiques humaines qui l’entourent". Ces conférences m’ont aussi montré qu’une bonne enquête commence souvent bien avant l’écriture. Elle repose sur la confiance avec les sources, sur une documentation nécessaire, et aussi contradictoire que cela puisse paraitre, sur le doute.

Elles m’ont également permis de prendre conscience que l’indépendance éditoriale ne repose pas uniquement sur la déontologie individuelle du journaliste, mais aussi des structures qui l’entourent, comme les médias indépendants ou les  réseaux de soutien. Dans un climat où les pressions se multiplient, où l’intimidation peut prendre toutes sortes de formes, il est nécessaire de travailler collectivement, de mutualiser les savoirs et les stratégies de protection découverte par nos pairs.

Le journalisme de demain devra, pour son avenir, maîtriser la  technologie et exigence déontologique. Cela suppose, par exemple, de ne pas céder à la tentation de l’automatisation aveugle par les intelligences artificielles, mais aussi de savoir utiliser les outils numériques de manière responsable, pour mieux documenter, mieux vérifier, mieux enquêter. 

"Couvrir la technologie, aujourd’hui, c’est comme jouer à cache-cache avec les entreprises. Elles choisissent les journalistes qu’elles autorisent à enquêter, et refusent l’accès aux autres." - Karen Hao, journaliste et auteur. 

À ces deux conférences, j'aimerais en rajouter une dernière, si vous me le permettez. Dans notre rôle de journaliste, nos conditions de travail et notre manière de relayer l'info ne font qu'évoluer. Une certaine critique du journaliste s'ébruite dans mon entourage. Celle qui sous-entend une nouvelle génération de journalistes, semblable à celle des influenceurs sur les réseaux sociaux. J'ai donc questionné Rob Layton, un adepte du journalisme mobile sur notre devenir.

Pérouse m'a appris que l'IA n'est ni un monstre, ni une baguette magique. C'est un miroir tendu au journalisme. Il ne trahit que ce que nous acceptons d'y voir. À nous de refuser les reflets faciles, et de forger nos propres images, d'y apporter un nouveau regard, à la main, avec rigueur et méfiance. Le journalisme de demain, à mon sens, ne sera pas moins humain, il devra l'être plus que jamais.

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