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Quels enjeux pour un journalisme de demain plus équitable, plus juste, plus collaboratif ?

En temps que future journaliste belge, occidentale, privilégiée, comment trouver l'équilibre entre une volonté de soutenir mes confrères et consœurs du Sud Global et ne pas reproduire des récits véhiculant des rapports de domination ?
Slide de présentation durant la conférence "What journalism need to cange to meet the needs of the Global South".

Qu'est ce que cette photo vous procure comme émotions ? Quelle est la petite histoire qui se construit dans votre tête ? C'est lors de la première conférence à laquelle j'assiste que la géographe humaine et réfugiée palestinienne Yafa El Masri pose cette question à l'audience.

What journalism needs to change to meet the needs of the Global South
This presentation will delve into the critical transformations required in journalism to better align with the pressing needs of the Global South. It will address the following key issues: > Bottom-up journalism approach that prioritize local voices and grassroots narratives. > Improving journalism education as a cornerstone for advancing t…

Yafa El Masri travaille avec Al Jazeera Media Institute sur les récits et représentations médiatiques des personnes réfugiées. Son double statut de chercheuse et de personne concernée lui permet de poser un regard critique sur ce type "d'image Unicef" comme elle les appelle. Ces photos, prises par des ONG ou des reporters, représentent toujours, selon elle, les personnes réfugiées lorsqu'elles sont les plus faibles, affamées, sales, misérables et surtout dépendantes d'une entité étrangère. Ces photos transmises par les médias internationaux deviennent la seule représentation qui nous parvient, éclipsant ainsi toute la diversité et la richesse de ces groupes. Pour Yafa El Masri, ces photos deviennent des prisons qui façonnent tous les rapports que nous entretenons avec ces populations, et ce toujours dans un même sens et depuis de nombreuses années. Elle souligne que ces représentations servaient déjà de socle aux argumentaires coloniaux et esclavagistes du XVème au XXème siècle. Selon la chercheuse, y a un lien fort entre la manière de représenter ces personnes et la manière dont nous justifions la violence envers elles.

Aujourd'hui encore, de nombreux médias et reporters ne se posent toujours pas la question des rapports de dominations que véhiculent et permettent leurs points de vue situés. Adresser le problème des rapports de dominations dans nos représentations médiatiques, c'est déjà emprunter une voie de solutions. Mais ce que les médias doivent changer pour rencontrer les demandes du Sud global, c'est d'abord l'abandon total d'un cadre et de représentations coloniales. C'est prendre le siège de derrière et laisser la place à l'avant-scène aux personnes concernées, les laisser raconter leurs histoires. Laisser les personnes que l'on prétend représenter se présenter elles-mêmes. De manière très pratique, c'est toujours se demander à qui profiteront vraiment les images exportées ? Est ce que cela bénéficie vraiment aux population du Sud global ? Quel sera l'impact de ces récits sur la vie des individus, des communautés ? Qui décide ce qui a une valeur informationnelle, quelle histoire doit être mise en avant ? Est-ce que ce ne serait pas aux communautés d'être responsables de ces choix ? Toutes ces pistes présentées par Yafa El Masri peuvent nous aider à construire de nouvelles méthodologies de travail plus collaboratives, plus horizontales mais aussi de nouveaux récits, plus justes et de nouveaux rapports aux sources et à nos publics. Etre conscient de ces rapports de domination et lutter contre ceux-ci dans nos représentations médiatiques me semble être un bon départ pour penser l'avenir du journalisme.

Deux bulles qui ne se mélangent pas

Seulement voilà, ces préoccupations ne sont pas partagées par tous. Cette première conférence teinte celles que je suivrai ensuite. Je me rend vite compte, et ce sentiment est confirmé lorsque j'en discute avec mes collègues, que deux grandes bulles coexistent à Perugia mais ne se rencontrent pas. D'un côté, celle des médias et journalistes du Sud global : les témoignages de journalistes afghanes en exil, les discussions sur la liberté de la presse en Amérique Latine, l'importance de la lutte contre les fake news en Afrique,... Bref, toutes ces conférences qui mettent en lumière les défis auxquels font face une grande partie des journalistes dans le monde, se déroulent dans les plus petites salles avec un public souvent peu nombreux et le plus souvent composé de journalistes du Sud global. De l'autre côté, une grosse bulle profite des belles salles, bien remplies et souvent de l'intérêt des journalistes occidentaux - le plus souvent anglophones (et américano-centré). Cette bulle, c'est celle des géants de la Tech et du mot- probablement le plus prononcé du festival - IA. Ces deux bulles ne semblent que très rarement se mélanger.

Un exemple marquant

Un exemple me frappe lors de la conférence " Behind the scenes: how AI is reshaping local news". Après une présentation très enthousiaste d'une représentante de Microsoft sur les innombrables solutions que l'IA apporteront dans les rédactions, une journaliste Ougandaise prend la parole dans le public. Elle demande au banc de conférenciers, composé de représentants de médias américains et de la directrice des produits IA de Microsoft, comment implémenter des IA dans les salles de rédaction des médias africain de petite taille ? Surtout quand on sait aujourd'hui les demandes en ressources, en énergie et en eau nécessaires au fonctionnement des IA. Mais aussi les biais racistes et le manque de donnée sur lesquelles se basent les IA génératives, ou encore les flous autours du stockage et de la protection des données qui nourrissent ces IA. Grande question qui ne trouve comme réponse, de notre plus si enthousiaste représentante Microsoft, un balbutiement sur l'importance de ces enjeux, qui sont malheureusement hors de son champ de compétences.

Cette réponse est pour moi une illustration de ces deux mondes présents à Pérugia mais qui n'arrivent pas à entrer en dialogue. Ne serait-ce pas beaucoup plus riche de débattre et de penser ensemble les réponses aux défis que rencontrent les journalistes à travers le monde ? De faire péter les bulles de filtres et les chambres d'échos qui existent aussi dans le monde réel ? Collaborer, s'unir en consortiums internationaux pour lutter contre les fakes news, et regagner la confiance du public : c'est possible. L'envie de penser la collaboration est ce qui m'a inspiré le plus lors de ce festival.

La collaboration me semble être une réponse pour augmenter les forces de frappe des rédactions, mettre en commun les ressources, repenser nos rapport aux sources et aux audiences. Bien sure, la mise en place de dispositifs de collaboration demande du temps et des moyens financiers et humains. Il faut, au sein des rédactions, penser des modèles socio-économiquement viables pour garantir la pérennité du média et des innovations qu'il propose.

La collaboration : une nécessité

Une conférence proposée par deux journalistes anglais "From data to impact: visualising open source investigations", elle aussi disponible sur le site du festival, présente le travail du média CIR (Center of Information Resilience). Je vous propose également de découvrir ce média ainsi que sa ligne éditoriale :

Le CIR réinvente le rôle des reporters de guerre en misant sur la collaboration avec les citizen journalists et en donnant une importance à diverses sources de terrain. Il propose à leur audience de faire un pas de côté en visualisant une grande masse de données pour bien comprendre le contexte général, saisir l'ampleur et la taille des conflits, des guerres civiles, des famines,... Chacune de ses données est rattachée à un témoignage, à un récit individuel. Cela permet de créer un nouvel outil journalistique entre la loupe et les jumelles pour mettre en lumière les zones du mondes où les droits fondamentaux sont bafoués. Je vois en cette création de nouveaux outils, cette collaboration avec les citoyens et journalistes locaux, et cette exploitation de grandes masses de données en open access une manière de réinventer notre manière de couvrir les conflits. Une façon innovante et juste pour les journalistes européens ou occidentaux de continuer à parler des conflits dans le monde sans tomber dans des représentations misérabilistes ou néocoloniales servant des rapports de domination, proposant de présenter les causes et de pointer du doigts le système. Un journalisme d'analyse, qui fait un pas de côté ou de recul et qui laisse la place aux récits individuel sans se les approprier et les déformer.

Les grands absents

Finalement, après toutes ces conférences et ces échanges, ces réflexions autour des différents niveaux de collaboration, la dernière conférence à laquelle j'assiste rassemble plusieurs médias qui tentent de repenser leur fonctionnement et leur structure pour y intégrer leur lecteurs, spectateurs, publics. Cette conférence appelée "Co-creational news medias" était l'une des premières qui explorait la relation des médias à leur public. Public qui a mon sens était le grand absent des discussions. Comment pouvons nous prétendre réinventer notre métier sans le faire en concertation avec celles et ceux que nous prétendons servir ? Comment servir l'intérêt commun sans entrer en discussion avec lui ? Cette question de la collaboration avec les publics pour recréer de la confiance envers les médias, éduquer à leur fonctionnement et imaginer de nouveaux formats et sujets qui les concerne vraiment me semble l'un des grands défis que nous devons relever. La collaboration pourrait être le moteur de l'évolution de nos pratiques journalistiques ! C'est l'une des facettes du journalisme que le Festival International de Journalisme de Pérugia m'a donné envie de continuer d'explorer.

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